Nous portons tous en nous, de près ou de loin, la peur de mourir. Mais lorsque l’on est enfant, conjoint ou proche d’une personne âgée, cette peur est surtout portée sur l’idée de leur départ à eux. Le fait qu’ils nous quitteront un jour, et que ce jour se rapproche dangereusement.
Jusqu’à un certain âge, on se sent finalement peu concernés. On se dit que « ce n’est pas pour demain ». Mais lorsqu’on voit nos parents ou nos grands-parents commencer à perdre en autonomie, à ralentir, à oublier, à renoncer à certaines activités, alors l’idée de leur départ s’impose avec plus de force. La crainte devient plus grande, parce qu’elle nous semble soudain proche et tangible.
Cette perspective est souvent difficile à regarder en face. Alors, on l’éloigne. On s’attache aux gestes du quotidien : préparer les repas, surveiller la prise des médicaments, vérifier que tout va bien. On s’inquiète de leurs petites fragilités, on les protège, parfois même on les surprotège. Comme si multiplier les attentions pouvait conjurer l’inévitable. Comme si, à force de soins et de précautions, la mort n’aurait plus sa place.
Mais la peur ne disparaît pas. Elle reste en toile de fond. Vieillir, après tout, c’est voir s’approcher cet horizon que l’on préférerait ignorer. Et pourtant, fuir le sujet n’enlève rien à la réalité.
Alors, et si nous osions ouvrir la conversation ? Et si, plutôt que de vivre dans l’angoisse d’un moment que nul ne peut éviter, nous acceptions la mort comme ce qu’elle est : une composante de la vie, qui peut nous inviter à vivre autrement, plus pleinement, avec ceux que nous aimons ?

La peur de vieillir, reflet de la peur de mourir
Vieillir n’est pas qu’une affaire de rides et de cheveux blancs. Chaque signe du temps est un rappel, parfois cruel, de notre finitude. La peau qui s’affine, les gestes qui deviennent plus lents, la mémoire qui flanche de temps en temps… Tous ces changements, aussi naturels soient-ils, nous rappellent que nous ne sommes pas éternels.
Et derrière notre malaise face à ces transformations se cache une angoisse plus profonde : celle de mourir. Ce n’est pas seulement le corps qui vieillit qui nous effraie, c’est ce qu’il annonce.
Notre société moderne a accentué ce phénomène. Les progrès médicaux et technologiques ont considérablement repoussé les limites de la vie. Là où, il y a à peine un siècle, la mort faisait partie intégrante du quotidien, elle est aujourd’hui tenue à distance. Nous vivons plus longtemps, mieux soignés, mieux accompagnés. Mais cette victoire de la science a créé une illusion : celle que nous pourrions presque échapper à la mort.
C’est ainsi que certains, comme l’Américain Bryan Johnson, deviennent les symboles d’une quête effrénée de jeunesse éternelle. Multi-millionnaire, il investit des millions dans des protocoles médicaux, des régimes et des expérimentations pour « rajeunir » ses organes et repousser le vieillissement. Sa démarche fascine, inquiète ou fait sourire, mais elle révèle une chose : notre difficulté collective à accepter la mort.
Car derrière ces efforts démesurés se cache une idée implicite : mourir serait un échec. Vieillir, une anomalie. Et c’est précisément cette croyance qui nourrit nos peurs, bien plus que les rides elles-mêmes.
Quand la société veut conjurer la mort à tout prix
• L’illusion d’une mort évitable
Cette peur de vieillir et de mourir n’est pas qu’individuelle. Elle est entretenue, renforcée, amplifiée par les messages que nous recevons chaque jour. Les publicités nous vendent des crèmes « anti-âge », les magazines glorifient la jeunesse, et les innovations médicales nous promettent des années de vie supplémentaires. Tout concourt à nous faire croire que vieillir est une erreur qu’il faudrait corriger.
C’est ainsi que certains deviennent des symboles de cette quête de l’immortalité. Bryan Johnson, entrepreneur américain multimillionnaire, a fait le choix d’investir des millions de dollars dans des protocoles censés « rajeunir » ses organes. Sa démarche fascine autant qu’elle interroge. Mais elle illustre surtout une idée très ancrée dans nos sociétés modernes : vieillir serait une anomalie, mourir serait un échec.
En tentant de repousser la mort à tout prix, nous en faisons une ennemie toujours plus terrifiante. À force de vouloir l’effacer, nous n’apprenons plus à l’accepter. Et quand elle frappe, nous sommes désarmés.
• Quand d’autres cultures intègrent la mort autrement
Ce n’est pourtant pas une fatalité universelle. Dans certains pays, le rapport à la mort est plus ouvert, plus apaisé.
Aux Pays-Bas, par exemple, elle est moins taboue. Il existe même un musée, le Museum Tot Zover, entièrement consacré à la mort et aux rituels funéraires, où les visiteurs découvrent comment différentes cultures abordent la fin de vie. Les enfants y ont même un parcours adapté… On y parle de la mort non pas pour effrayer, mais pour mieux l’intégrer comme une étape naturelle de l’existence.
Au Mexique, chaque année, le Día de los Muertos transforme la mort en fête colorée et familiale. On décore les tombes, on prépare des mets traditionnels, on raconte des histoires autour des défunts. Loin d’être vécue comme une coupure brutale, la mort est alors une occasion de lien, de mémoire et même de joie partagée.
En Asie, dans de nombreuses cultures, les ancêtres sont honorés régulièrement. Le culte des ancêtres en Chine, ou encore l’Obon au Japon, rappellent que les morts continuent d’appartenir à la communauté vivante. On ne les cache pas, on ne les tait pas : on les intègre au quotidien.
Ces exemples ne sont pas là pour dire qu’une culture est meilleure qu’une autre. Mais ils montrent que le regard porté sur la mort façonne profondément la manière dont on vit le vieillissement. Là où la mort est dédramatisée, la vieillesse peut être vécue avec plus de sérénité.
Quand la peur enferme… et comment elle peut, au contraire, libérer
• La peur qui enferme et prive de vie
La peur de perdre un proche est une émotion naturelle. Elle naît de l’amour, de l’attachement, du désir de protéger. Mais parfois, cette peur prend tant de place qu’elle finit par nous enfermer, nous et la personne que l’on veut préserver.
C’est ce qui arrive dans de nombreuses familles. Par crainte de l’accident, de la chute, de la fatigue, on réduit peu à peu la liberté de son parent âgé. On l’empêche de sortir seul, de voyager, de participer à certaines activités. On lui propose de rester “tranquillement à la maison”, comme si c’était plus sûr. Parfois, sans s’en rendre compte, on finit par décider à sa place.
Ces intentions partent d’un bon sentiment : vouloir garder son proche auprès de soi le plus longtemps possible. Mais elles peuvent avoir un effet inverse. Car la vie, même à un âge avancé, ne se résume pas à l’absence de danger. Elle a besoin d’élan, de mouvement, de projets. Lorsque tout devient « précaution », on court le risque d’éteindre la joie, la curiosité, la liberté. Et paradoxalement, cette perte d’élan peut accélérer ce que l’on redoute : le repli, la perte d’autonomie, parfois même une tristesse profonde qui use plus vite que le temps.
Protéger un parent âgé, ce n’est pas l’enfermer dans une bulle stérile. C’est trouver un équilibre subtil entre sécurité et liberté. C’est accepter qu’il existe toujours un risque, mais que ce risque fait partie de ce qui rend l’existence encore précieuse.
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• La peur comme moteur de vie
À l’inverse, la conscience de la mort peut devenir une incroyable force de vie. De nombreux psychologues ont observé ce paradoxe : plus on accepte la finitude, plus on se sent invité à profiter de ce qui reste. C’est ce que certains chercheurs appellent le “Scrooge effect” : confrontés à l’idée de notre mortalité, nous devenons plus généreux, plus bienveillants, plus enclins à savourer l’instant présent.
Vieillir peut alors se transformer en une étape d’allègement : on laisse derrière soi les urgences superficielles, les obligations sociales trop lourdes, les comparaisons incessantes. On se recentre sur ce qui compte : les liens, les plaisirs simples, la transmission de son histoire, les projets qui donnent envie de se lever le matin.
Pour les proches, cela peut être une révélation : au lieu de vouloir “éviter” la mort de toutes nos forces, on peut accompagner notre parent à vivre pleinement jusqu’au bout. Cela passe parfois par de petits gestes : l’encourager à continuer ses activités préférées, partager un voyage (même à deux pas de la maison), organiser un repas de famille, évoquer ses souvenirs…
La mort, dans ce regard-là, n’est plus seulement une menace. Elle devient le rappel que chaque moment compte. Qu’il n’est pas nécessaire d’attendre demain pour aimer, rire, transmettre, profiter.

Transformer la peur en énergie de vie
La peur de mourir, au fond, nous renvoie à une seule question : comment voulons-nous vivre ? Tant qu’on cherche à éviter ou à repousser la mort, on reste focalisé sur ce qu’on ne peut pas contrôler. Mais si l’on accepte qu’elle fait partie du voyage, alors on se libère d’un poids, et on ouvre un espace immense pour la vie.
• Vivre pour soi
Vieillir, ce n’est pas seulement perdre. C’est aussi se découvrir autrement. Beaucoup de personnes âgées racontent qu’elles se sentent plus libres dans leurs choix, moins dépendantes du regard des autres. Elles savent ce qu’elles aiment, ce qu’elles veulent, ce qui leur fait du bien. Elles n’ont plus besoin de “prouver”. Cette maturité peut devenir une ressource incroyable pour continuer à créer, à rire, à s’émerveiller.
Prendre conscience de la finitude, c’est parfois oser des choses nouvelles : apprendre un instrument de musique, reprendre un sport, écrire son récit de vie, voyager différemment. La peur de mourir, lorsqu’elle est apprivoisée, nous rappelle que ce qui compte n’est pas d’ajouter des années à sa vie, mais de la vivre pleinement, chaque jour.
• Vivre avec et pour ses proches
Pour les familles, cette transformation est précieuse. L’accompagnement d’un parent âgé n’est pas seulement un chemin de vigilance et de soins, il peut devenir un espace d’échanges riches et profonds. Les moments partagés prennent une autre densité quand on accepte qu’ils sont comptés.
Cela ne veut pas dire vivre dans l’angoisse permanente, mais dans une présence plus intense. On écoute autrement, on rit plus franchement, on s’autorise des projets communs. Un repas improvisé, une sortie ensemble, un album de photos commenté… ces instants simples deviennent des trésors.
Et surtout, accompagner sans chercher à contrôler tout le temps permet à chacun de rester acteur de sa propre vie. Un proche âgé n’a pas besoin seulement de protection, il a besoin d’élan. Lui laisser cette liberté, c’est aussi un cadeau qu’on se fait à soi-même : celui de voir son parent continuer à vibrer, à exister pleinement, même dans les dernières étapes.

• Une énergie pour la société
Enfin, changer notre regard collectif sur la mort et le vieillissement, c’est aussi offrir une autre place aux plus âgés dans notre société.
Plutôt que de les percevoir comme “fragiles” ou “en sursis”, nous pouvons apprendre à les voir comme porteurs de sens, de transmission, d’expériences uniques.
Dans certaines cultures, les anciens sont ceux qu’on écoute, qu’on consulte, qu’on respecte pour leur sagesse. Ce regard positif transforme non seulement la manière dont les familles vivent la vieillesse, mais aussi la façon dont chacun aborde sa propre vie.
Car si l’on sait que vieillir ne rime pas seulement avec déclin, mais aussi avec richesse et liberté, la peur de mourir perd peu à peu de son pouvoir.
La peur de mourir est universelle. Tant qu’elle reste lointaine, nous la tenons à distance. Mais quand nos parents vieillissent, qu’ils ralentissent ou perdent en autonomie, elle devient plus proche, plus concrète. Alors, nous cherchons à les protéger, parfois jusqu’à les priver de cette liberté qui fait la saveur de la vie.
Accepter que la mort fasse partie du chemin, ce n’est pas renoncer, c’est choisir de vivre autrement. Pour soi, en savourant chaque instant. Pour nos proches, en les accompagnant sans les enfermer, en les encourageant à rester vivants jusque dans les dernières étapes.
Vieillir n’est pas une défaite. C’est une autre manière d’habiter la vie, avec ses richesses, ses souvenirs, ses liens. Et si la peur de mourir devenait simplement le rappel que chaque jour est précieux ?
Car en apprivoisant la mort, nous apprenons surtout à mieux vivre.